L’histoire de Joseph au 21e siècle
Jeudi 10 novembre 2016.1
L’agent de sécurité scanne le passeport diplomatique délivré sur recommandation de la conseillère fédérale, Madame Sommaruga.
En regardant « la tête de métèque et de pâtre grec » à la Moustaki de celui qui l’avait présenté … si c’était un passeport ordinaire, l’agent recommanderait une fouille, mais il avait passé la file VIP, et avec son nom… Joseph Jakobssen (Avec deux s, je vous prie) il n’y a sans doute rien à redire…
L’avion quittait en principe Kloten dans deux heures pour Le Caire, c’était la première fois qu’il retournait en Égypte depuis …25 ans, à peu près… et que de chemin parcouru !
Ses collègues du Département chargés de l’immigration étaient sur place depuis une semaine. Il lui reviendrait de décider finalement des visas au titre de l’asile pour une quinzaine de personnes…
Au Starbuck du terminal, le café était un peu lavasse… il se réjouit de retrouver les cafés arabes à la cardamome… Un groupe de femmes en Hijab jonglait avec leurs masques pour boire leur coca-cola. Dans son enfance, aucune femme n’était masquée dans tout le Liban … enfin celui que lui et sa famille fréquentait, un milieu international, majoritairement francophone, et bien protégé.
Et quelle enfance ! Ses premiers souvenirs, c’était les Frères des Écoles Chrétiennes, avec les uniformes. Les profs venaient de France, religieux ou pas, ils utilisaient les programmes de l’Éducation Nationale Française avec application. Ses dix autres demi-frères avaient été à l’école communale, et se formaient sur le tas, en gérant les différentes activités de la grosse entreprise agroalimentaire familiale, dans la Plaine de la Bekaa, et entre les Monts Liban et Damas.
Joseph était le fils de la belle Rachel, que son père avait épousée sur le tard. Tous le reconnaissaient comme le fils préféré du patron.
Un jour son père l’avait emmené avec lui dans la jeep familiale, pour inspecter ses unités de production dans la région frontalière. Profitant de ce moment d’intimité, il avait rapporté à son père les propos désobligeants de ses demi-frères à son égard. Joseph n’avait pas beaucoup d’estime pour ces « fils de servantes », bien que reconnus et bien traités, mais pas aussi favorisés que lui.
Profitant de l’attention de son père dans la voiture, Joseph avait aussi raconté ses rêves : Dix meules de pailles qui s’inclinaient devant lui, et
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1Trois jours après l’élection de Donald Trump comme président des USA.
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un autre où il avait vu la lune et les étoiles se prosterner devant lui …
Le père avait arrêté la voiture, l’avait pris dans ses bras et lui avait annoncé qu’il allait quitter l’école des Frères à Beyrouth pour un collège en Suisse, à Villars, un village de montagne avec de la neige, l’Aiglon Collège… Il serait le premier de ses frères a accéder à une éducation moderne …
De retour à la maison, Joseph tout heureux avait voulu partager la bonne nouvelle avec ses demi-frères et ce fut le début de ses problèmes … ou de sa réussite… question de point de vue.
A l’époque, il faut le rappeler, on appelait le Liban « la Suisse du Moyen Orient » à cause de la coexistence pacifique des communautés ethniques et religieuses1. C’était avant la guerre civile et l’ingérence de la Syrie, qui a toujours considéré le Liban comme une de ses provinces 2 pour son accès à la mer.
Le portable sonne, C’est Asti (Asenath). Son épouse l’avait accompagné à la Gare de Berne. Elle lui souhaite bon voyage, avec les vœux de succès de ses enfants qu’elle avait eu au téléphone, Mani (Manassé3) de Hong-Kong et Ephrem de Boston…
Pour aller plus vite je vous communique simplement le curriculum de Joseph Jakobssen, né en 1953.
Aiglon Collège,Villars sur Ollon, Maturité internationale en 1972, Université de Lausanne, Droit et Économie, Master à l’IMD.1978 Retour au Liban, Manager de l’Agricultural Yakov Food industry .
Depuis son retour, le conflit, d’abord limité aux environs de Beyrouth et de la montagne Druze, s’est étendu entre la Syrie, le Liban,Israël.
La famille tente de survivre en s’alliant avec les plus utiles, tantôt les milices du Général Aoun, tantôt avec les Druzes de Jumblatt, ou les palestiniens qui sont partout, et surtout le Fatah4 et ses variantes qui tire les ficelles. Les divergences familiales deviennent dangereuses. Les frères s’allient aux uns ou aux autres selon l’emplacement de leurs activités, ou leurs racines matriarcales… mais Joseph reste le secrétaire général de son père…
Au cours d’une avancée stratégique, Joseph est enlevé par une milice des « Brigades d’Ali Abou Moustapha »5 Ses frères prétendent qu’il a
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1 La guerre débute le 13 avril 1975, à la suite d’un incident entre les Phalanges et des Palestiniens dans la banlieue de Beyrouth.
2 même si l’ONU les considérait comme des pays distincts.
3La tribu perdue de Manassé aurait fait partie des mercenaires d’Alexandre le Grand et serait restée en extrême orient, origine des juifs chinois…
4 un mouvement de libération de la Palestine fondé par Yasser Arafat au Koweït en 1959.
été tué au cours des opérations, preuve en est les restes carbonisés de sa voiture, qui vont désespérer son père.
En réalité Joseph est « exporté » en Libye contre une rançon payée par des anciens camarades d’études Libyens de son collège helvétique.
Ils vont le faire recruter par le régime pour ses compétences dans l’agriculture et l’économie : Seif al Islam, le fils de Kadafi1 le prend en amitié. Joseph devient un visiteur habitué de leur maison au bord de la mer. Mais « Madame » Seif Al Islam tente de le séduire, et comme il résiste, elle le dénonce à son mari qui le fait mettre en résidence surveillée dans un des palais de Tripoli, faute de preuve pertinente …
Joseph est rejoint un certain nombre de notables politiques qui « déçoivent » le pouvoir… Entre autres le ministre de l’agriculture, et celui qui est chargé de l’environnement, qui n’avait pas répondu aux fantasmes du Colonel concernant l’approvisionnement en eau des fontaines de Tripoli. Quand tu ne partages pas les idées du « Guide de la Jamahiriya », tu deviens « 0pposant » et dans le meilleur des cas, tu finis en résidence surveillée ou en prison. Joseph va être confiné dans le même quartier. Avec sa réputation et une expérience reconnues, ses codétenus vont refaire le monde avec lui, en attendant mieux, puisque tout reste possible…
Bien évidemment, tous aspiraient à la liberté, et continuaient à faire des projets, en se rêvant un avenir. L’ex ministre de l’environnement se rêvait cultiver trois ceps de vigne, dont les grappes produisaient le vin du palais pour les soupers du Colonel… Connaissant la versatilité du pouvoir Libyen, Joseph abonda dans son sens : «Attend quelques mois, et tu seras rappelé à ton poste de ministre, vu le manque de compétence de ton successeur… Et quand tu seras à nouveau proche du pouvoir, ne m’oublies pas, je n’ai rien fait pour mériter ma mise à l’écart… et en plus je ne suis même pas Libyen… »
En rigolant l’ex-ministre de l’agriculture avait aussi raconté son propre rêve : Il portait trois paniers de victuailles, comme les vendeurs ambulants en portent sur leur tête, et des oiseaux picorent les gâteaux préférés du Colonel dans le panier du sommet …
Le ministre avait mauvaise réputation, les journaux ne manquaient pas une occasion de souligner son opportunisme et la corruption qui l’entourait. Pire encore, il venait de Benghazi, donc d’une autre tribu que le Colonel.
Si l’armée avait été un moyen d’unifier les tribus, il n’en restait pas
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1Le fils « présentable » du dictateur, négociateur international et facilitateur du régime.
moins que le népotisme et la corruption créait des privilèges qui portaient ombrage au despote du « petit livre vert »1…
Joseph avait donc mis en garde son compagnon d’exil intérieur, et lui avait dit qu’il n’allait probablement pas s’en tirer sans quelques dommages, un destin funeste lui pendait au nez…
En 1979, Kadafi avait renoncé à la présidence, mais restait au « pouvoir » comme « Guide de la révolution ». A l’occasion des dix ans de l’événement, il gracie son ministre de l’environnement, à l’origine d’un grand projet d’irrigation au sud du pays. Personne n’était parvenu à le gérer depuis sont arrestation… Et pour couronner les dix ans de l’événement il fait pendre son ministre de l’agriculture qui lui, n’arrivait pas à faire pousser du blé dans le désert … Ainsi va la vie des despotes, qu’ils soient éclairés à la bougie ou sous les projecteurs de la télé-réalité.
En ce qui concerne Joseph… il était resté en résidence surveillée à Tripoli…
En se dirigeant vers la « Gate A5 » prévue pour son vol, Joseph a pris la « Weltvoche » dans le chariot à journaux avant de s’installer dans l’avion en 1ère classe, privilège diplomatique. Il ouvre le journal, et découvre avec consternation l’éditorial de Roger Koppel,2 qui se réjouit de l’élection de Donald Trump: Il va enfin mettre de l’ordre dans le monde. Si Joseph est bien persuadé qu’il faut y mettre de l’ordre, il a des doutes sur la manière… cela durait depuis si longtemps… Mauvais temps pour les palestiniens… et les traités internationaux !
Le survol des alpes est grandiose la lumière fait briller les sommets déjà enneigés. Vivre en Suisse est vraiment un privilège dont il est tous les jours reconnaissant.
Il était resté deux ans dans le palais du Colonel… où résidaient aussi la garde féminine à laquelle Kadafi rendait visite régulièrement, sous prétexte de promotion de la femme arabe… On savait maintenant que c’était surtout pour assouvir ses fantasmes sexuels … il est mort !
En 1991, Le guide de la révolution voulut avoir l’explication d’un rêve récurent sous différentes formes : « Sept puits de pétrole, engloutis par sept fontaines d’eau »
« Sept buildings, couverts par sept baraques de bidonville »… Les scheiks et autres imams se trouvaient bien incapables de donner des explications satisfaisantes. Ils avaient trop peur de dire ce que cela
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1Kadafi avait publié un recueil de platitudes, sur le modèle du « petit Livre Rouge » de Mao Tsetung.
2 Directeur du journal et conseiller National UDC successeur de Christophe Blocher
pouvait signifier… de manière évidente !
C’est à ce moment là que le ministre de l’environnement s’est souvenu de l’hôte du palais de Tripoli et de la pertinence de ses explications d’autrefois, et surtout de leurs accomplissements. Il suggéra qu’on l’appelle pour éclairer le Colonel…
Joseph n’était pas devin, mais économiste, et habile analyste de la situation géopolitique. Il était resté en phase avec le monde grâce à la télévision qu’il pouvait librement regarder dans sa « résidence » de Tripoli.
Comme il valait mieux prévenir que pâtir, Joseph prit sur lui d’inclure « Allah » dans son explication. Pour ne pas froisser le « Génie du désert », il avait commencé par dire que Dieu pouvait lui même révéler le sens de ces rêves à son excellence1 : Il avait expliqué que la richesse pétrolière actuelle du pays n’aurait qu’un temps, et que le régime serait abattu par l’incompétence de ses dirigeants… Le développement économique des entrepreneurs du bâtiment qui avait aussi enrichi la famille Ben Laden, serait anéanti par le démembrement du pays …
La « vérité » est un risque pour tout le monde, et pour Joseph, elle a été salutaire et inattendue : Comme toujours imprévisible, le colonel a reconnu le courage de Joseph et la pertinence de son interprétation. Kadafi se sentait protégé par ses bonnes relations internationales, et sa fonction de rempart contre l’émigration vers l’Europe2… Mais trop, c’était trop : Il va « condamner » Joseph à prouver sa capacité à s’en sortir : il est simplement jeté à la rue sans passeport, sans protection, avec juste les habits qu’il porte… en espérant qu’il va quitter la Libye où il ne trouvera jamais de travail.
A 38 ans, Joseph va faire comme tout le monde, travailler au noir dans le port, en attendant une occasion d’embarquer pour Lampedusa comme des milliers de migrants avant et après lui.
En 1991 la traversée se passait encore relativement bien, ce n’était pas devenu une industrie comme aujourd’hui : On trouvait des bateaux de pêche qui chalutaient au large des côtes et pouvaient déposer des passagers soit en crête, soit à Malte, soit en Italie : Lampedusa étant l’île la plus proche et la plus pratique pour les trafiquants Libyens.
La sono de l’avion lance son indicatif : Le commandant de bord se présente et informe les passagers que le repas va être servi. Ils survolent
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1– pour peu qu’il enlève ses lunettes de soleil / mais cela il ne l’a pas dit !
2Le « Guide de la révolution » de la Jamahiriya arabe et dirigeant de la Libye de 1969 à 2011,a été assassiné à Syrte le 20 octobre 2011.
actuellement la région de Milan et vont longer la côte adriatique jusque sur le Péloponnèse avant de prendre le cap sur l’est de la Méditerranée. Le temps est clément, il n’y a pas de turbulence annoncées, et ils arriverons selon l’horaire au Caire où il fait 35° avec un léger vent du Nord.
Joseph ne réclame pas de repas particulier à l’hôtesse qui lui donne son plateau : tranche d’agneau, pomme mousseline, carottes et brocolis sur assiette et un verre de bordeaux…
La classe économique se contente d’un blister en plastique marqué « Gate Gourmet » 1 avec un hamburger frittes ! Il en avait rêvé en remontant l’Italie vers la Suisse… Son visa provisoire lui faisait obligation de quitter le territoire Italien dans le mois… c’était avant les accords de Dublin.
Accueillis par Caritas en Italie, il avait pu téléphoner à un amis d’études repéré à Lausanne. Il était étonné de savoir Joseph en si mauvaise posture : Il est « récupéré » par « l’Association des anciens l’IMD », qui va intervenir au bon endroit pour lui accorder un visa provisoire…
Il se retrouve à Belmont, et travaille quelques mois dans une multinationale de trading. Il fonctionne simultanément comme interprète bénévole au Service des Réfugiés de l’AGORA à l’aéroport de Genève… Il se marie en 1993 avec une Libanaise avec qui il aura très vite deux enfants.
Repéré par un responsable du département fédéral de Justice et Police, il s’y retrouve associé comme expert.
Les années de son séjour en Suisse pendant ses études lui sont créditées, et à cause de sa situation de réfugié, il obtient son passeport Suisse par la procédure de naturalisation facilitée2. Il occidentalise son nom : Joseph Jakobssen.
Après c’est les amis, la politique, et il faut le dire, le piston : Il est nommé directeur à l’Office des Réfugiés par Mme Sommaruga, pour faciliter ses démarches au niveau international,… et dans l’avion pour le Caire.
Il avait perdu tout contact avec sa famille : Il sait que ses frères n’avaient pas été étrangers à son enlèvement par les milices libano-palestiniennes… Mais c’était si loin. il n’avait jamais eu de nouvelle de son Père. Son entreprise avait été démantelée par la guerre. S’il n’était pas mort, il devait vivre en retrait de la vie publique, sans doute clandestinement, dans un village du Mont Liban, protégé par les fidèles de sa tribu…
1Ex Swissair rachetée par les chinois de « Swissport » La mondialisation version chinoise.
2Procédure officielle, mais ici un peu accélérée, mais cependant attestée par la Commission de Gestion en cas de contestation d’un représentant de l’UDC.
Enfin celle qu’il avait rejointe par nécessité pour survivre à l’ambiance antisémite générale depuis 1948. La famille BenYakov était Judéo-Libanaise, descendante séfarade des juifs d’Espagne établis dans la péninsule ibérique aux temps des romains, et revenus au moyen Orient quand Ferdinand et Isabelle la Catholique ont expulsé tout le monde non chrétien en 1492.
Au moment de l’indépendance d’Israël, les arabes ont fui les territoires contrôlés par les insurgés juifs, mais la famille BenYacov n’a pas voulu se réfugier en Israël où ils auraient tout perdu ce que des générations avaient construit. Inévitablement les autochtones qu’ils étaient devenus se sont assimilés comme au temps des Turcs1 en s’affichant comme tout le monde, et en restant fidèles, par des prénoms symboliques, ou le respect d’une « partie du Week-end », et quelques fêtes à l’étranger…
Les contrôles à l’aéroport du Caire sont facilités par la présence du représentant de l’Ambassade de Suisse. Joseph est conduit a l’Hôtel Mariott d’Alexandrie, en trois heures de voiture, pour reprendre ses esprits… et prendre connaissance des dossiers qui l’attendent.
Une centaine de candidats sur 1500 ont été auditionnés. L’ambassade en a retenu une cinquantaine, dont en particulier une fratrie importante de dix adultes d’origine sans doute syrienne, mais avec un fort accent libanais… Ils avaient peu de chance, mais la curiosité l’avait emporté et ils avaient été considérés comme un « groupe » susceptible de collaborer dans un environnement suisse adapté, soit dans l’agriculture ou l’industrie forestière…
Le lendemain matin, le chauffeur de l’Ambassade vient chercher Joseph, avec un greffier et les conduit au Centre de regroupement des réfugiés près du port : Un vaste camp géré par le HCR, avec tentes et Containers porta-cabines blancs, les bleus des services de sécurité de l’ONU et ceux du CICR marqué de la Croix Rouge… C’est là qu’il est attendu.
Dans un sorte d’enclos délimité par des barrières pour canaliser la file d’attente, une centaine de personnes, des familles, des solitaires… de toutes les couleurs – de vêtements – et plus ou moins bronzés, comme venant d’Afrique ou du Moyen Orient.
Les premiers candidats sont Éthiopiens, des jeunes déserteurs de l’armée… L’UDC ne les aime pas… et seuls quelques uns ont un niveau éducatif compatible avec les critère du Département… Un couple d’Afghans
1 et des marranes en Espagne:Pratiquant la religion dominante en public et conservant en secret les pratiques du judaïsme.
avec deux enfants, l’homme se dit médecin de Kandahar et a travaillé dans une antenne de Médecins du Monde à la frontière Iranienne…Il parle anglais…
Joseph le retient dans la liste… et appelle le/les suivants…
L’interprète entre le premier, suivi d’un groupe – Ah c’est « LE groupe » – qui remplit le container… les cinq sièges sont pour les plus âgés, les autres sont debout derrière, tous barbus, les uns vêtus à l’occidentale, les autres en djellaba…L’Interprète explique qu’ils souhaitent bénéficier d’une sorte de regroupement familial…L’un d’eux précise qu’ils avaient appris que « La Suisse pouvait les aider »… il y a juste un problème, l’un de leur frère est encore au Liban et souhaiterait les rejoindre.
« Oui, ils ont des familles, naturellement… » Donc c’est un groupe nettement plus important que les dix qui sont là … Joseph les écoute … il n’a pas besoin de l’interprète, mais le laisse traduire : Ces gens. Il a l’impression de les connaître, leur accent, leurs âges. Il pose quelques questions en anglais sur leur origine, ils étaient de la Bekaa au Liban, Mais aussi syriens, résidents dans la plaine d’Asal Alward au nord de Damas. Ils sont réfugiés, et chassés par Daech… Agriculteurs et éleveurs pour une société Libanaise. Leur père est toujours vivant avec leur plus jeune frère pour l’aider. Il devrait les rejoindre… ils avaient un autre frère … qui a disparu il y a longtemps, ils n’en avaient plus eu de nouvelle, il est peut être en Libye, s’il est encore vivant…
Un officier de sécurité de l’ONU apporte un document au greffier qui le lit, perplexe… Joseph se rend compte que le greffier ne note plus rien du tout…
Il l’interroge en suisse allemand – peu de chance que les occupants du container comprenne : « Il y a une note du service de sécurité signalant que des membres de ce groupe ont la possibilité de faire des aller et retour entre l’Égypte et la Syrie… Ce qui est assez curieux, vu la situation … et leur origine dans une zone contrôlée par Daech… »
Joseph charge l’interprète de leur dire que leur demande va être examinée : « Les services de sécurité ont des doutes en ce qui concerne vos relations politiques, et la Suisse a très peur des fondamentalistes musulmans et de ceux qui leur ressemblent…Ils peuvent se dissimuler comme « réfugiés » Vous devrez donc vous représenter dans trois jours. »
La suite des auditions se fait dans l’ordre… le choix est un peu arbitraire : Priorité à ceux qui parlaient français – des guides touristiques ou des commerçants proche des touristes – ceux qui parlent anglais et ont un bon niveau éducatif, étudiants ou professionnels. Les personnes formées dans le domaine de la santé…
Les personnes illettrées sans qualification ou trop âgées sont écoutées avec bienveillance, mais tracées sur la liste : « La Suisse ne peut accueillir toutes les misères du monde » avait martelé Christophe Blocher. Mme Martulo, sa fille, l’avait répété au Conseil National…
En reprenant ses dossiers à la fin de la journée, Joseph n’a plus de doute : Il se trouve en présence de ses frères … qui ne l’ont – heureusement – pas reconnu .
Selon les critères du Département, leurs âges proche de la retraite, ou au delà, ne les qualifient pas pour un asile en Suisse, et leurs familles auraient rempli le quota qui lui avait été fixé.
Joseph est coincé par ses souvenirs et sa rancœur : Ce sont ses frères qui cherchent une issue à leur détresse… Mais ce sont aussi eux qui l’ont fait enlever, et laissé pour mort pour sa famille… Il ne va pas leur rendre la tâche facile… Il hésite même à leur venir en aide …
Il peut éventuellement organiser leur retour au Liban avec un programme d’accompagnement du HCR, et l’aide de l’EPER…
De retour au Mariott, il appelle Berne, et demande s’il peut s’engager pour une famille, avec l’aide du CICR, dans un convoi d’aide humanitaire en direction de l’ouest de la Syrie… Si il y en a un de prévu…
Le lendemain matin il reçoit un appel de Jordanie : C’est Karla Ruppert, la déléguée du CICR qui coordonne les convois humanitaires et négocie les droits de passage : « Dans une semaine un convoi va partir d’Amman pour Yabrud au Nord de Damas. L’oasis a été libérée récemment…
Nous avons besoin de personnel local d’accompagnement, mais pas engagés dans l’une ou l’autre des factions en présence… Une fratrie ? Pourquoi pas, les différents âges rassureront les chauffeurs et les autorités. Ils auront un salaire, des assurances et des sauf conduits du CICR »
Joseph charge ses collaborateurs de trouver un vol du Caire pour Amman pour leur groupe … de 9 personnes. Oui, il sait qu’ils sont 10, mais il veut en garder un comme garantie, ce qui rassurera aussi les surveillants de l’ONU.
Il revient au camp deux jours plus tard, pour distribuer les vingt visas accordés. Il convoque le « groupe » pour leur annoncer qu’ils ne sont pas admis à se rendre en Suisse. Il va essayer de trouver une situation acceptable pour eux dans la région :
« Vous avez encore de la famille au Liban ? » demande l’interprète
« Oui notre père, très âgé, et notre jeune frère qui veille sur lui… »
Ils sont là, à supplier Joseph qu’ils avaient trahi autrefois, de les aider à sortir du camp … Est-ce que ce suisse va leur offrir une vie meilleure ? Est-ce qu’ils ne paient pas maintenant ce qu’ils ont fait subir à leur jeune frère autrefois ? Leurs échanges n’échappent pas à Joseph qui n’a toujours pas dit qu’il les comprenait parfaitement sans l’aide de l’interprète.
Joseph fait demander : « Est-ce qu’ils pourraient faire venir leur plus jeune frère pour que leur candidature puisse être considérée dans son ensemble ? » .Cela semble difficile : « Qui va s’occuper de leur père ? » Et en même temps, la présence du frère auprès de leur père est plus une « garantie » qu’un support réel, puisqu’il est entouré de femmes employées à son service, d’un chauffeur… et de quelques ouvriers.
Joseph leur soumet la proposition qu’il avait organisée, persuadé qu’ils y consentiraient : Ils doivent laisser l’un d’eux sur place. Les autres partiront pour Amman et seront associés à un convoi humanitaire pour la Syrie. Ils seront protégés par le CICR et salariés pour ces jours de voyage. Au retour ils prendront leur frère et reviendront à Alexandrie. Leur avenir pourra alors être organisé… et leur frère libéré.
Tout est toujours compliqué au Moyen Orient : Vous voulez traiter avec une personne et vous êtes confronté à toute une tribu. Vous voulez négocier avec une tribu, et une seule personne se présente, dont vous ne savez jamais qui elle est en réalité : Émissaire, patriarche, employé, avocat… chef religieux… Pour les Suisses ce n’est pas toujours facile de décoder… Joseph le sait bien, il est tombé tout petit dans la marmite… et dans le traquenard.
Finalement c’est Siméon BenYakov la soixantaine qui s’y colle. Il sera assigné à résidence – on ne prend jamais assez de précautions avec « ces gens là » – Joseph n’est pas fier de cette prise d’otage, mais il faut suivre « les us et coutumes du lieu ! »
Pendant la soirée, Joseph ne quitte pas sa chambre du Mariott, bouleversé par l’émotion et complètement submergé par des sentiments contradictoires.
Le groupe est embarqué le lendemain dans l’avion pour Amman. Ils sont accueilis par Karla Ruppert… « Une femme, ils vont se méfier ! ». Elle ne leur laisse pas le choix : Ils sont débarqués dans les locaux du HCR, où ils reçoivent les instructions nécessaires à leur mission : Rester neutres, ne pas prendre la parole en public, ne répondre qu’à des questions factuelles, toujours en référer au chef du convoi commun HCR-CICR. Ne pas porter d’armes, ni de téléphone portable.
Le jour du départ ils recevront leur salaire, pour trois semaines de mission, et ils pourront en faire l’usage qu’ils souhaitent : En cours de route ils seront logés et nourris aux frais de l’organisation.
Joseph est tenu au courant par Karla, qu’il avait rencontrée à Genève dans un colloque sur « les droits de l’homme en zone de conflit », organisé par « l’Appel de Genève »1. Apparemment, Ruben BenYakov, le plus âgé qui semble diriger le groupe a été très surpris par le contenu de leurs enveloppes de salaire… au barème de l’ONU et non pas du SMIC agricole local…2 Il avait peur que ce soit une erreur et qu’ils soient accusés d’abus de confiance !
Karla les a rassurés. Ils sont partis comme prévu, avec le convoi qui est sensé arriver trois jours plus tard à Jayrud au Nord de Damas sur la route d’Homs… Il vont passer par Daraya en contournant Damas.
D’après les informations que Ruben a données, ils avaient un établissement à Al Zabadani au nord ouest de Damas, sur la route de Baalbek…
Karla avait demandé « Est-ce que la situation économique de votre famille sur place vous permettrait de retourner au Liban et de vous y réintégrer ? »
« Sans doute, si les conditions politiques le permettent. Nous avons tout perdu en Syrie, il est possible que nous puissions avec votre aide retrouver des conditions de vie acceptable au Liban, de l’autre côté de la frontière… »
Joseph peut retourner à Berne, avec son contingent de visas accordés, les « élus » suivront dans quelques jours.
Dans l’avion du retour Joseph « repassait tous ces événements dans son cœur » selon la formule consacrée. Les mariages de son père, avec Léa, glissée dans son lit à son insu par son employeur – le grand père -, et son contrat de travail « contraint, mais pas forcé » pour lui permettre d’épouser enfin sa mère, Rachel, en fait son premier amour !
Comme tous les « puissants » de ce monde, et en plus dans un environnement qui ne dédaigne pas la polygamie3 Monsieur Yakov BenYakov avait aussi eu des « amours ancillaires » avec deux membres du personnel, particulièrement attirantes… ce qui avait ajouté quatre autres demi-frères. Une fois sorti de l’adolescence, le père les avait envoyés
1 L’association contre les mines, présidée par Élisabeth Warner-Decrey
2Le salaire agricole se situe entre 5,- et 10 sfr par jour, Les salaires de l’ONU varient de 10.- sfr à 50.- sfr l’heure., ou s’il est mensuel entre 5000.- et 10’000 sfr (Y compris les allocations de fonctions) selon les qualifications...
3 limitée à deux épouses !
comme intendants de ses domaines à Al Zabadani et justement dans l’oasis de Jayrud.
Le 3 juillet 2016 Jayrud avait fait l’objet de bombardements par le régime et 48 victimes, après le meurtre d’un pilote de Bachar qui s’était fait éjecter dans les environs.
La ville était jusque là considérée comme un havre de paix en vertu d’un accord apparent entre le régime et les autorités locales, mais il était de notoriété publique que les réfugiés qui avaient envahi les abords de la ville vers le lac n’étaient pas vraiment favorables au régime…
Dans le train à la sortie de Zurich, la pluie s’était mise à tomber en grosses gouttes. Le froid allait permettre aux stations de ski de préparer leurs pistes. Il se réjouissait déjà de passer quelques jours à la montagne avec ses fils et leurs enfants, comme d’habitude… même s’ils étaient encore bien petits.
Asti l’attendait à la gare. Ils ont pris la route pour Murri sous une pluie toujours battante. Mani reviendra de Hong Kong le 21 décembre et Ephrem le 23, il n’avait pas pu se libérer avant une importante réunion au MIT… Le chat n’osait plus sortir sous la pluie, mais continuait à miauler devant la porte, comme si Asti pouvait arrêter la pluie !
Comme tous les lundis matins, il y a conférence au département : Joseph rend compte de son voyage. Il reste discret sur « le groupe ».
Il cite le médecin Afghan comme un « réfugié de choix ».
Son collègue Bauknecht, des services de renseignements, lui demande quelles informations il a sur Gad et Asher BenYakov, qu’il a semble-t-il aidé. Ils ont été repérés comme d’anciens membres du réseau de Georges Habache,1 C’était une information communiquée par la NSA… « qui nous surveille aussi » !
Joseph est surpris, il n’avait sans doute pas posé les bonnes questions… C’est tout de même curieux que des Libano-Syriens, d’origine juive, se soient associés aux luttes des palestiniens… Il doit expliquer que ce groupe n’a pas été retenu, mais semblait mériter une aide particulière qu’il avait eu à cœur personnellement de proposer avec l’aide du CICR… Il se souvenait : Ces deux là sont ses demi-frères, fils de Madame Zilpa la palestinienne, « of course ! »…
Heureusement, les problèmes à Chiasso ont pris le dessus dans la réunion. Les douanes ne souhaitent pas l’intervention de l’armée en uniforme. Pour refouler les enfants, ce serait mauvais pour le tourisme et la réputation
1 Front populaire de libération de la Palestine (F.P.L.P.) qu’il a fondé en 1967 et dirigé jusqu’en 2000.
de la Suisse : Nous ne sommes pas la Hongrie de Victor Orban tout de même !
Une semaine plus tard, Karla Ruppert appelle Joseph… ses « protégés » ont fait défection : ils ont laissé les chauffeurs regagner Amman avec les camions, et eux sont restés dans la région de Damas, elle n’a plus de nouvelles… « Ce qui en soit n’est pas grave, mais ils avaient été engagés pour trois semaines,,, il en manquait une en tout cas ! »
Joseph se doutait bien que le groupe allait se rendre auprès de leur père, afin de ramener le cadet … une fois, mais quand ?
Début décembre, Joseph repart pour Alexandrie… Train pour Kloten, avion pour Le Caire… Le journal est encore plein des déclarations contradictoires suite à l’élection de Donald Trump et du choix du candidat de la droite en France.
Poutine reste Poutine, et Emmanuel Macron fait son chemin. Rien n’est joué en Syrie, où les bombardements font toujours autant de dégâts collatéraux.
Après deux heures de vol, il est tiré de sa torpeur par un message du commandant de bord. Le film qu’il ne regardait pas sur l’écran du siège devant lui distillait en silence les mésaventures d’un groupe de femmes superbes aux prise avec un acteur bellâtre dans un décor de Baie de San-Francisco. « Mesdames et messieurs, nous venons de passer au dessus d’Athènes, dans quelques minutes sur votre droite vous appercevrez l’anneau de l’île de Thyra/Santorin avec son volcan Notre vol se poursuit à une vitesse de 900 kmh et à une hauteur de 10’000m, en direction de la Crête. Nous nous dirigerons vers l’est en direction de Chypre en longeant sur votre gauche les côtes Turques,
puis nous prendrons la direction du Sud, et nous atteindrons le Caire dans un peu plus de deux heures, Il y fait actuellement 38°. Le personnel d’accompagnement va vous présenter l’assortiment de produits hors taxes que vous pouvez acquérir en faisant usage de toutes les cartes bancaires et de crédit usuelles. La compagnie vous offre à boire de l’eau, n’hésitez pas à vous hydrater, il en va de votre santé. Je vous remercie de votre attention » Il répète le message en anglais … Le sigle de la compagnie fait place à la suite du film sur l’écran. Retour à « l’American way of life » cinématographique …
Joseph clique sur l’écran GPS où se déplace un petit avion sur une carte de la Méditerranée…
23h 30, Hôtel Mariott, « Bonjour Monsieur Jacobssen, nous vous avons gardé la même chambre » Joseph sourit… toutes les chambres sont pareilles, il y a juste le point de vue par la fenêtre qui varie selon
le côté ou l’étage ! C’est vrai qu’il apprécie le coucher du soleil… va pour la même chambre.
Il a de nouveau une liste de candidats… des jeunes et des familles… il avait demandé de ne pas garder les hommes seuls : Eux ils peuvent plus facilement se débrouiller. Il appelle Karla : pas de nouvelle de ses « protégés » à Amman…
La situation toujours aussi tendue autour des convois humanitaires. Ils ne passent que selon le bon-vouloir de chefs locaux, qui ne répondent à aucune logique. Les bombardements des russes sont toujours aussi imprécis, et meurtriers pour les civils… Moins il y en aura, plus facile seront les élections, quand le régime les organisera !
Le matin suivant, le chauffeur vient le prendre, ils ramassent l’interprète à son domicile et rejoignent le camp, et les containers.
Le service de sécurité a été renforcé à l’entrée, il faut montrer un badge ou s’identifier pour sortir : Qu’est-ce qui se passe ?
« Un des assaillants de la tuerie de Paris a passé par ici, et on ne souhaite pas que cela se reproduise, alors on contrôle ! »
Ils s’imaginent que les jihadistes vont se présenter avec « Candidat à la mort » écrit sur le front… Ils savent bien que l’anéantissement de Daech va signifier le retour au bercail des européens. Il vaut mieux avoir l’air d’un vrai réfugié plein d’ecchymoses qu’un barbu badé de grenades… quelle connerie !
La file d’attente est comme d’habitude : Colorée, fatiguée et résignée, avec des yeux pleins d’espoir. Ils ont été convoqués, ils sont venus. Ils patientent sous le soleil. L’abri devant le container n’est pas assez grand pour les protéger tous, mais cela viendra.
Le container est propre, il y a plus de chaises, un ordinateur neuf tagué HCR, un téléphone satellitaire, sorte de gros portable avec une antenne noire.
Le greffier s’installe. Il patiente pendant l’ouverture de l’ordinateur qui fait enfin sa petite musique « Windows » … « Prêts ? » « Faites entrer » ..
L’interprète s’efface devant un homme dans la trentaine… qui parle un français impeccable : « Je suis syrien, d’Alep, j’étais architecte, et j’ai tout perdu. Je pense qu’il y aura du travail pour reconstruire quand la paix sera revenue, mais je suppose que les travaux seront confiés à des bureaux étrangers, alors je suis prêt à aller y travailler » …
« Vous n’êtes pas vraiment un « réfugié »… vous auriez pu partir d’Égypte pour l’Europe de manière autonome … »
« Essayé pas pu : Débarqué à Rome, pris le train pour la Suisse,
refoulé Dublin. Repris le train pour Nice : Arrêté à Menton : tentative d’entrer sans papiers valables. Récupéré par les carabiniers, direction Fiumicino (Rome) et l’avion pour le Caire… donc me voici. La Suisse aime les grands architectes, j’en suis un petit. J’admire Le Corbusier, Mario Botta… alors j’essaie. »
Après une conversation plus personnelle sur sa famille, anéantie, sa formation académique… L’explication qu’en Suisse la construction est un domaine où on ne construit surtout pas. Un pays où on fait des projets qui n’aboutissent pas à cause des oppositions, du refus des crédits, de la Lex Weber, et du mitage des alpages.
Mais, Monsieur Almin Hadad a de bonnes chances de trouver du travail, si l’office de Vallorbe ne l’oriente pas pour aller faire la plonge au MacDo de Crissier ! Une nouvelle audition par un collègue sera faite demain.
Suit un informaticien – ce qu’il dit – Tamoul du Sri Lanka.
Qu’est-ce qu’il fait là ? La route par la Mer Rouge, la marche depuis Port-Saïd. A l’office du tourisme du Caire où il a voulu dormir dans le hall… il a été ramassé par la police et conduit au Camp. Il a appris que la Suisse demandait des informaticiens, il l’était quand il travaillait à Doha. Il s’était fait expulser quand ses employeurs se sont rendus compte qu’il était un Tamoul pas musulman. Pour eux c’était un non-sens.
Embarqué sur un bateau pour Djibouti d’abord, il a continué et il et là. Il sait qu’il y a une communauté Tamoule importante à Zurich, où travaille un cousin.
« OK, vous passerez encore demain pour un second entretien pour préciser vos qualifications. Je vous averti déjà, les fonctionnaires en suisse sont parfois expéditifs, au lieu de vous orienter sur les bureaux de Microsoft ou de Google, ils vous proposeront probablement la plonge dans un restaurant Indien ! »
Joseph résumait là le contenu d’un article du « Temps » qu’il avait lu dans l’avion. Un scandale de plus dans les services de sa patronne. On peut être pianiste, mais pas sur tous les claviers !1
« Suivant » …
Un homme glabre, pâle d’un âge assez mur, relativement bien habillé d’un complet fatigué, mais avec une cravate… les yeux baissés. Il était accompagné d’un homme dans la quarantaine, présentant bien et habillé proprement.
L’interprête traduit :
« Vous me reconnaissez ? » Joseph en avait tellement vu … « Nous nous sommes déjà rencontrés ? »
1Mme Sommaruga est professeure de piano avant d’être Conseillère fédérale.
L’homme lève les yeux : « Je suis venu avec mes frères il y a quelques semaines … nous devions vous revoir avec notre plus jeune frère, c’est Benjamin, que je vous présente … »
« Ah oui, mais c’est bien sûr » dit Joseph, « Vous êtes de la famille BenYakov je pense ? » « Ruben, pour vous être agréable, monseigneur l’ambassadeur… »
« Vous paraissez … plus jeune… disons sans barbe, vous êtes différent. »
« Attendez, je vous avais demandé de revenir avec vos frères et le dernier, qui manquai à l’appel… Vous n’êtes que les deux ? »
« Oui et non. Deux dans le camp, oui, mes frères sont dans une auberge… avec l’argent que vous nous aviez donné pour notre mission d’assistance, nous ne sommes plus qualifiés pour le camp, qui est réservé aux plus démunis. »
Joseph est perplexe… Le silence et la chaleur dans le container est lourd. Joseph se lève, il demande à interprète et au greffier de sortir pour se rafraîchir…
Joseph appelle les services de sécurité : « Est-ce que Siméon BenYakov est toujours dans le quartier de sécurité ? Il s’y morfond… il attend le retour de ses frères … OK, je crois que cela va s’arranger pour lui… Oui Joseph Jakobssen, le représentant diplomatique de la Confédération Helvétique… oui, Confédération Helvétique… Vous ne savez pas ce que c’est ? La Suisse, cela vous parle mieux ? Je vais faire les démarches nécessaires »
Joseph regarde Ruben, qui ne l’a toujours pas reconnu, et Benjamin qu’il n’a jamais vu…
Retour de l’interprête et du greffier
« Comment cela s’est passé ? Vous avez quitté le convois au retour de votre mission en Syrie, une sorte de désertion quand même ? »
« Que Monseigneur l’ambassadeur nous pardonne, je peux vous expliquer… »
« Je ne suis pas ambassadeur, seulement un fonctionnaire chargé d’examiner les candidature à l’asile prioritaire dans les camps »
L’interprète s’acquitte de sa tâche avec circonspection, il a l’impression que quelque chose ne tourne pas rond… d’autant plus que le greffier ne note que des bribes du dialogue…
« Alors si nous ne sommes plus dans le camp, Monseigneur, c’est que nous ne sommes plus éligibles ? Pourtant vous nous aviez promis… »
« Vous avez entendu le téléphone, si vous n’avez pas compris, vous
avez au moins entendu prononcer le nom de votre frère… Je vais essayer de vous aider, mais ce sera en dehors du cadre du camp »
L’interprète traduit… le greffier a déjà enregistré le fichier… et s’apprête à appeler « le suivant »…
« Attendez, dites moi où je peux retrouver votre groupe, je vais vous rencontrer après mes auditions ici, disons vers 16h… » « A l’Hôtel des Pharaons, c’est un vieil hôtel à la sortie d’Alexandrie en direction du Nil ».
Ruben sort, les suivants entrent, une famille, apparemment somalienne ou Éthiopienne, avec deux enfants d’une maigreur effrayante… « Ils ont passé par le Sinaï » dit l’interprète qui les accompagne, « ils ont été rançonnés par les bédouins et retenus pendant six mois … » C’était tout de même « toute la misère du monde »…
A 15h 30, Joseph a terminé ses auditions. Il demande au chauffeur de le conduire à l’Hôtel des Pharaons, un vieil établissement à la sortie d’Alexandrie en direction du Nil… Il connaît, c’est pas cher, et accueillait au siècle dernier les amateurs de casino … « Il paraît qu’il y a un hôtel du même nom à Las Vegas, et que c’est les descendants des anciens propriétaires qui l’ont ouvert en Amérique »… L’interprète l’accompagne, curieux de savoir ce qui va se passer avec ce diplomate suisse au comportement étrange.
Les portes tournantes de l’entrée ne tournent plus, il y manque des vitres.
Le sol du « lobby » est couvert de sciure… « attention c’est glissant » dit un vieillard assis dans un fauteuil qui aurait pu être en cuir si on ne voyait pas la trame textile de l’imitation.
A la réception une femme voilée lui répond qu’elle va appeler le groupe BenYakov, et que Joseph pourra les rencontrer dans « un petit salon privé ».
La nostalgie des grands établissements, on essaie de garder la forme si le fonds est percé.
Joseph entre dans une salle aux dorures écaillées. Il n’y a plus de miroir sur la fausse cheminée, où il n’y a plus que la trace du faux feu. Les lustres sont barrés d’un tube néon accroché aux volutes de chandeliers qui n’ont plus que quelques branches. La table tient plus de tréteaux de kermesse, et les chaises paillées sont normales dans les tavernes du centre ville historique.
Après quelques minutes, le jeune, enfin plus jeune que Joseph, entre…suivi de neuf messieurs que Joseph identifie : En particulier Gad et Aser, qui portent le keffieh rouge palestinien… La NSA avait raison, ils sont fidèles à leurs ancêtres…
Ruben est là, comme le matin. Ils s’installent autour de la table, un peu gênés…Le protocole occidental les embarrassent : Habituellement il y a des « divans » autour de la pièce, presque par terre, et les convives sont assis, le dos au mur, ce qui évite les coups de poignards dans le dos.
Ruben prend la parole « Vous nous aviez demandé de venir avec notre frère, nous l’avons fait, vous l’avez vu… »
Joseph les salue plus protocolairement avec l’aide de l’interprète… et demande de lui expliquer leur désertion à Damas ». Il sait que leur présence a pour but de récupérer leur frère, que les services de sécurité ne vont pas tarder à leur présenter.
Juda BenYakov prend la parole « Que Monseigneur nous pardonne, au retour de la mission, nous avions l’occasion de retrouver notre père, et de lui exposer la situation, afin de le convaincre de laisser partir notre frère Benjamin.
Notre père était très en colère contre nous tous. Il tenait à chacun d’entre nous. Il avait perdu son fils préféré, et maintenant Siméon était retenu en otage par les organisations internationales… Avec le Hamas on peut toujours négocier, mais avec les puissances militaires et l’ONU, notre père prétend qu’il n’y a aucune solution ».
Juda ajoute :« Autrefois c’était le chaos organisé. Les organisations internationales sont intervenues avec leurs armées, et maintenant c’est l’enfer et la désorganisation : On ne peut plus faire confiance à personne.
En apprenant que nous avions été grassement payés pour participer à une mission de ces vauriens internationaux – pardonnez-moi, ce sont ses paroles – il soupçonne des coups bas en retour. »
Ruben reprend : « Finalement, avec l’espoir de retrouver Siméon, et peut-être un havre de paix, il a cédé. Il a mis sur l’honneur de ses fils, l’exigence de réussir leur mission.
Nous avons insisté pour dire que l’ambassadeur de Suisse se portait garant de notre démarche …Comme notre père fait confiance à Henri Dunant, le patriarche de la Croix Rouge, il nous a laissé repartir, en nous donnant quelques présents à votre intention…Nous avons pris le dernier camion de notre entreprise, et nous avons roulé jusqu’ici : Il y a des dattes, de l’huile d’olives et quelques médailles d’or de l’époque Ottomane pour Monsieur l’Ambassadeur»
Sans attendre la traduction Joseph réplique en anglais : « Je vous ai dit que je n’étais pas ambassadeur, et je suis ici à titre … plus ou moins privé,
car je prend sur moi de vous recevoir ce soir pour le repas…
En ce qui concerne les présents, c’est très aimable à votre père, mais en avion, je n’ai pas la possibilité de transporter ce genre de marchandise, et les pièces d’or vous seront sans doute plus utiles… on ne peut pas acheter la générosité de la Suisse ! » Joseph pensa qu’il aurait pu s’abstenir de la dernière phrase… mais elle ne concerne que les personnes ordinaires…
A ce moment la porte s’ouvre et Siméon entre en compagnie des casques bleus et d’un officier qui leur annonce qu’une fouille va être entreprise dans leurs chambres … pour une vérification formelle…
Les onze frères se regardent inquiets, tous les yeux se tournent vers Gad et Aser, toujours avec leur keffieh… ils haussent les épaules et ouvre les bras en faisant « non » de la tête…
En attendant, Joseph propose de lui parler de leur père, qui a eu une longue vie… L’interprète traduit encore… mais Joseph pose des questions sans attendre la traduction… Qui était ce frère qui a « disparu », et pourquoi ?
C’était le frère aîné de Benjamin… un privilégié de par sa mère…
Joseph se dit qu’ils n’allaient pas assez loin … que la vérité mérite un peu plus de reconnaissance… car il y a une petite chance que leur frère soit encore de ce monde… Joseph avait prévu une dernière astuce… avec l’aide du chauffeur de l’ambassade de Suisse, qui ne s’était pas contenté d’attendre dans la voiture. Il était monté à l’étage sous prétexte de rencontrer l’un des membres du groupe…
Soudain la porte s’ouvre, l’officier entre. Deux soldats prennent place de chaque côté de la porte, les autres devant chaque fenêtre.
Tout le monde se regarde… un silence sinistre plane sur tout le monde.
L’officier va vers Joseph et lui chuchote quelques mots… Joseph a l’air très surpris. Il se lève, et sur un ton très agacé, il dit que ce qu’il vient d’apprendre est extrêmement dommageable pour ces gens qu’il accueillait et s’apprêtait à aider à se rétablir dans un pays de paix.
« Il y a quelques heures, le téléphone satellitaire du camp a disparu, ainsi que des documents confidentiels dont des chèques destinés aux personnes admises dans les procédures d’asile. Comme des témoins ont vu les personnes qui accompagnent Monsieur Ruben BenYakov rôder autour du camp, et en repartir assez rapidement lorsque ce dernier était reparti… Les soupçons se sont portés sur le groupe, et la fouille s’est révélée fructueuse, puisque le téléphone et les chèques ont été retrouvés … dans la chambre de Monsieur Benjamin BenYakov »
« Mais comment c’est possible s’exclama Benjamin, je n’y suis pour rien ! Et en plus, le Monsieur Suisse aurait pu s’en apercevoir : le téléphone était sur son bureau quand nous sommes partis … »
« Oui, » traduit l’interprète, « mais les faits sont là : Le téléphone et les chèques aussi ! » Un silence de plomb envahit la pièce.
Les onze homme se sont levés, consternés, regardant Benjamin qui tremblait de panique. Dans ces pays, il arrive qu’on coupe la main des voleurs sans grand procès. Son père avait averti qu’on ne pouvait faire confiance à personne, et surtout pas aux militaires étrangers qui tuaient même les femmes et les enfants.
Judas semblait plus posé que les autres, et demande la parole :
« Monseigneur représentant de la Suisse, qu’est-ce qui se passe ?: Notre frère n’est pas capable d’un tel geste, nous ne l’avons pas quitté et il n’a pas pu vous dérober ce téléphone et cet argent : Du reste l’argent que vous nous aviez donné pour notre mission, nous vous l’avions rapporté sous forme de pièces d’or ottomanes… et un téléphone, c’est ridicule, cela ne vaut pas le risque qui a été pris ! »
« Messieurs, » fit traduire Joseph , « Je ne vais pas porter d’accusation contre votre groupe, mais le coupable, jusqu’à preuve du contraire, sera retenu à Alexandrie, et jugé par un tribunal civil Égyptien… La possession d’un téléphone satellitaire est absolument interdite depuis la prise de pouvoir du Général Al Sissi, et vous risquez les travaux forcés pour espionnage…L’espionnage est la seule chose qui soit possible de faire avec un tel appareil, sinon tout le monde dispose d’un téléphone portable ordinaire ! »
Les onze hommes se tenaient prostrés autour de la table. L’officier toujours devant la porte, est rejoint maintenant par le chauffeur de l’ambassade…
Judas supplia « Monseigneur, ne soyez pas la cause de la mort de notre père, il ne supportera pas l’absence de notre frère…nous ne pouvons pas retourner dans sa retraite sans ce frère qui veille sur lui … Nous préférons la misère en Égypte à la malédiction paternelle… nous avons déjà trahi le frère de Benjamin autrefois, si nous le perdons, nous serons les assassins de notre père. »
« En tant que représentant diplomatique de la Suisse dans une procédure vous concernant, et au cours de nos relations formelles dans le cadre extraterritorial de l’ONU, j’ai le choix de vous livrer ou pas ! »
Judas insiste : « Vous avez retrouvé les documents, vous avez retrouvé
l’objet, nous implorons votre mansuétude, car vous avez le pouvoir souverain de nous rendre libres et de retrouver notre père !
Le chauffeur demande à l’Officier de le suivre en dehors de la salle…
les deux soldats se rapprochent et empêchent toute sortie…
L’officier revient, il n’a pas l’air content : Il s’adresse à Joseph et lui dit d’un ton cassant « J’ai déjà vécu pas mal de magouilles dans ma carrière, mais celle là, je ne vais pas l’oublier ! »
L’interprète ne traduit pas !
Joseph demande alors à tous ses accompagnants de sortir : L’interprète, les soldats, l’officier…
Quand la porte s’est refermée, submergé par l’émotion, il ouvre ses bras et s’exprimant enfin dans leur langue il leur avoue : « Je suis Joseph votre frère, que vous avez vendu au Miliciens de l’OLP… »
C’est la stupeur générale… que va-t-il se passer maintenant ?
Ils sont là, à la merci de leur frère qui a une position qui les met tous en danger, entre le tribunal Égyptien, et la vengeance d’un frère trahi.
En Orient, c’est le choix entre la peste et le choléra !
Joseph reprend : « Ne soyez pas inquiets pour votre avenir à cause du passé… Sans doute que vous m’avez trahi, mais finalement, c’est grâce à Dieu que je suis arrivé ici pour vous aider à survivre.
Ce ne sera certainement pas en Suisse que vous trouverez refuge, mais dans un pays sûr et à des conditions garanties par les organisations internationales… (même si notre père en doute)
Vous aussi vous aurez une retraite paisible, à contempler les oliviers de vos champs retrouvés.
Allez porter la nouvelle à notre père: Je suis vivant. Dites lui quelle responsabilité j’ai en Suisse, avec une femme, des enfants et des petits enfants »…
Joseph donne l’ordre de servir le repas C’est un de ces repas comme on en fait pour une fête, ce qui est devenu rare à l’Hôtel des Pharaons…
Le matin suivant, Joseph se rend au Quartier général de l’ONU pour s’expliquer avec l’officier en fonction la veille… Une affaire de famille, le téléphone et les chèques n’ont jamais été volés, mais dissimulés par le chauffeur pour provoquer la réaction de cette bande d’écervelés dont il avait eu l’intention de se venger… mais finalement, il avait réalisé son rêve d’enfant : Ils s’étaient prosternés devant lui …
Au Container du HCR il reçoit l’interprète et le greffier, à qui il explique
l’inexplicable. Joseph donne les consignes nécessaires à leur sortie d’Égypte.
Il n’a pas besoin de l’aide de Karla puis qu’ils ne sont plus « réfugiés » au sens des conventions internationales. Des papiers diplomatiques provisoires leur permettront de retourner au Liban comme « déplacés politiques indépendants », c’est à dire non soumis à la résidence forcée dans les camps. Ils pourront aller dans le village de leur père, où l’EPER veillera à les aider avec des logements provisoires et à construire l’avenir de leurs familles…
En rentrant au Mariott, Joseph téléphone à l’ambassade, et demande que son billet de retour soit modifié, pour qu’il puisse passer par Beyrouth où il souhaite aller se reposer quelques jour dans le Mont Liban… Il n’est pas nécessaire de retenir un hôtel, il y a des amis…
Depuis sa chambre il appelle Asti… Il neige sur Berne. « Tu ne peux pas deviner ce qui nous arrive ? … J’ai retrouvé mes frères à Alexandrie, et je vais passer par Beyrouth au retour pour rendre visite à mon Père… qui vit toujours… »
Pour Asti c’est aussi un coup de massue, ou de ventilateur … Elle hérite d’une kyrielle de beaux-frères et leurs familles, et au Moyen Orient … c’est pas que du houmous !
« Si je recommençais ma vie, je tâcherais de faire mes rêves encore plus grands: parce que la vie est infiniment plus belle et plus grande que je n’avais cru, même en rêve. »
Georges Bernanos, cité dans Paroles d’espoir, Albin Michel, 1995.
Avertissement de l’auteur :
Toute ressemblance avec une personne ou un une histoire ayant existé n’est pas fortuite. Le scénario a été proposé au 5e siècle avant JC par les auteurs du Livre de la Genèse aux chapitres 37 à 50.
L’adaptation est proposée en lien avec le Camp Biblique Œcuménique de Vaumarcus 2017 qui reprendra l’histoire de Joseph et des rêves qui lui sont associés.