D’abord une définition : En architecture, en archéologie et pour les ingénieurs civils, un témoin est cette petite langue de ciment posée sur une fente, de bâtiment, de rocher, avec la mention de la date de sa pose. Si l’élément ainsi « marqué » évolue, la languette de ciment est brisée, et il convient d’en poser une autre, toujours avec la date. Si elle ne se fend pas, c’est que l’élément contrôlé n’a pas bougé, si le témoin est fendu, il sera possible de mesurer l’évolution des mouvements, leur vitesse et les dangers éventuels que cela représente.
Nous avons été témoins de l’Ecole Préparatoire de Théologie Protestante,(1846-1990) et à ce titre participants à la publication d’un livre « Une école qui fait date »1. L’ouvrage relate le parcours des « drop out », ou marginaux des parcours standards de l’enseignement public. Nous étions étudiants dans une institution protestante, dont l’objectif principal était la formation de futurs ministres de l’église, les « vocations tardives » … Ce qui a fini par tuer l’institution qui ne répondait plus aux objectifs productivistes de l’organisation ecclésiastique devenue plus entreprise que chargée de mission.2
Les rencontres organisées par les « Anciens de l’EPTP » de StGermain en Laye, puis de St Cyr au Mont d’Or, et enfin de Montpellier ont mis en évidence l’exceptionnelle richesse de parcours de ces originaux, un jour – pas tous – appelés à devenir « pasteurs ». Beaucoup ont brisé leur marque pour explorer d’autres réalités de notre temps. Certains ont même eu des parcours heurtés, cassant les trajectoires pourtant choisies de bonne foi. D’autres ont eu des parcours sinueux, à la marge de leur intuition originale. Ils ont pourtant brisé les marques qui témoignent aujourd’hui de leur évolution, et de celle du monde dans lequel ils ont inscrit « leurs temps ».
En octobre 2017 nous constations l’intensité des éclairages des participants, et nous nous sommes interrogés sur le devenir des vivants, ceux dont nous avions quelques nouvelles pour nous avoir expliqué leurs absences. Nous avons constaté que ceux qui étaient restés dans l’institution ecclésiastique avaient maintenu un contact – parfois seulement en lisant des comptes rendus de synodes ou de rencontres thématiques – ils se savaient toujours présents.
Il y avait les autres, que l’intérêt pour la mémoire d’autrefois avait poussé à participer aux rencontres des « anciens de l’EPTP ». Merci à ceux de StGermain dont le nombre diminue à la mesure de leur approche du siècle, et à Ceux de St Cyr qui ont eu l’envie de revoir les lieux et les amis qui ont marqué leurs temps dans la région Lyonnaise.
Et puis il y a ceux dont la « fente » est devenue plus large. Ils opnt mis une distance à première vue infranchissable entre les deux parties des « témoins » de leur évolution.
Bien sur il y a la « perte de la foi ». Encore faudrait-il s’entendre sur les termes, car quand nous les retrouvons, ils ne croient plus à la trinité, ni à la confession de foi de Nicée Constantinople. Pourtant la conviction dont ils témoignent dans leurs engagements est simplement … incroyable. Ceux là sont attachés à une partie de leurs passé, n’en niant pas l’autre, mais ils constatent simplement que l’autre n’est plus pertinente dans leur actualité.
Et puis il y a ceux dont « la rupture » a été l’essentiel de leur évolution : Une béance impossible à retenir, malgré les ancrages essayés, les contreforts accumulés, et les torrents dévastateurs.
L’âge et l’expérience apportant parfois une sorte de sage résignation, et renonçant à luter contre leur propre identité, ils ont le courage – l’audace – de répondre à un de ces amis resté sur le bord du monde et qui les invite a venir partager un moment de leur passé commun.
Que de fois n’avons-nous pas entendu « Je n’ai rien à faire de rencontres d’anciens combattants », « mes petits enfants réclament ma présence »… « Ma santé précaire m’empêche de voyager jusqu’à Lyon »… « Mon séjour à l’EPTP a été si traumatisant que je ne souhaite pas raviver cette période » « Franchement, j’en ai plus rien à faire, j’ai passé à autre chose ! » – j’ai gardé des citations pour les rendre « politiquement correcte » car la violence de certains, qui ont quand même décidé de répondre, ne manque pas d’être surprenante tellement le ressenti est encore douloureux.
Ce qui ressort de tous ces témoignages , même les plus contradictoires, c’est que le monde dans lequel nous vivons est plus important que celui dans lequel nous avons vécu. Et je met en évidence cette distance, qui est celle des témoins de ciment dont je donnais la définition plus haut.
Ce qui m’a passionné au cours de nos différentes rencontres, c’est ce que chacun est devenu aujourd’hui : Le militant incorrigible de la démocratie et de la liberté, le psychanalyste qui publie des ouvrages de références, l’artiste qui s’honore de son seul diplôme de carreleur et participe à des activités dans le cadre des université prestigieuses. Mais aussi le contrôleur de la SNCF qui parcourait l’hexagone en poinçonnant les billets, le commandant des pompiers oublié de sa hiérarchie, disparu avec son chien dans la région de Belfort… Lui. je ne l’ai pas oublié !
Et puis les plus surprenants : L’ingénieur en environnement spécialiste de l’aménagement du territoire qui a pris avec enthousiasme le site internet « www.eptpaupresent.fr », enlevé par le « crabe » alors que notre dernière rencontre se concrétisait. Le mathématicien mondialement connu, l’artiste peintre qui vit de ses toiles, voir même le prof de théologie… pourquoi pas !
Il y a les auteurs de livres spécialisés, historiques. Ils racontent des expériences vécues, ou la mise en évidence de questions fondamentales pour notre société : Le travail, l’esclavage, la liberté de pensée.
Il y a les aumôniers militaires, anciens pacifistes de l’Algérie, les gradés des forces de dissuasion, les vignerons apaisés… et tous ceux qui rechignent à se raconter tellement la « modestie protestante » les a coincés dans un silence dont nous aimerions les faire émerger.
Ce sont ceux qui ont le plus de « témoins brisés » qui nous passionnent, non pas pour satisfaire une curiosité morbide, ou pour expliquer les « aléas du temps qui passe » mais pour mettre en évidence la singularité de leur adaptation au temps qui passe, l’originalité qui fait de chacun d’eux des vivants exceptionnels. Nous avons eu, à un moment ou un autre, l’honneur de croiser leur route.
Si « l’École Préparatoire de Théologie Protestante » est enfouies sous les gravats de l’histoire, les vivants sont une source infinie d’espoir pour les laissés de côté d’aujourd’hui, ceux qui ne « répondent pas aux besoins » de l’industrie ou des services. Ils ont su par leur propre personnalité être des témoins actifs des changements de notre temps.
Tous, à un moment ou un autre, ont été amenés à prendre une décision : retourner en arrière, faire un saut dans l’inconnu, se conformer à des exigences contradictoires, refuser des offres prestigieuses, ou accepter l’humble chemin d’une modeste fonction où ils ont été importants pour un enfant, pour une épouse, pour un groupe marginal, ou simplement pour s’en sortir « vivants ».
J’aimerai rencontrer ces témoins, et me réjouir avec eux, car c’est eux qui annoncent ce que souhaitait le type de Nazareth, qui nous avait pris par la main autrefois : Un monde « nouveau », enfin, « différent » où les poings ne seront plus levés pour le combat, mais pour offrir des fleurs au printemps.
1Jean François Zorn, éditions Olivétan, 2013.
2L’école n’approvisionnant plus les églises protestantes en pasteurs, les synodes ont décidé de renoncer à soutenir les budgets de l’EPTP, ce qui a conduit à sa fermeture en 1990